23 février 2014 | 1 Commentaire L’enseignement de l’informatique reçoit ces dernières années davantage d’attention que par le passé. Ainsi, l’Académie des Sciences a récemment publié un rapport à ce sujet, et, de manière plus visible pour le grand public, le volume horaire d’informatique dans les classes préparatoires aux grandes écoles a significativement augmenté à la rentrée 2013, un an après la mise en place de la spécialité « Informatique et sciences du numérique » en terminale S. La dénomination de cette spécialité contient une occurrence de cette locution nouvelle, les « sciences du numérique ». Certains institutions ou organes — départements d’enseignement, laboratoires de recherche, etc. — sont tentés d’en faire usage en l’ajoutant à leur intitulé. Ainsi, par exemple, « département d’informatique » deviendrait « département d’informatique et sciences du numérique ». L’emploi de cette locution est problématique. Position du problème En dépit de réflexions et explications menées par des membres éminents de la communauté informatique française, on ne sait pas très bien ce que sont les sciences du numérique, sinon que ça semble contenir l’informatique. La dénomination « Informatique et sciences du numérique » apparait donc comme redondante, et c’est sans doute la raison pour laquelle certains sautent le pas et envisagent d’utiliser la seule dénomination « Sciences du numérique », qui évite cet écueil. Il s’agit donc, malgré l’effet de juxtaposition de certaines formulations, de remplacer la notion d’informatique par celle de sciences du numérique. Argument pour les « sciences du numérique » Il existe des arguments pour un tel remplacement. Le mot « informatique » a, auprès du grand public, une connotation technique et non scientifique. Ce mot a le sens précis de « science du traitement des informations », auquel se sont superposées des acceptions parasites, notamment à cause de l’absence d’expression française pour « information technology » et consorts. Bien entendu, le constat est vrai. Je me souviens qu’alors que j’étais candidat au concours informatique des Écoles normales supérieures, j’ai dû téléphoner au secrétariat du concours, à l’ENS Paris, pour déplacer des dates d’oraux. Accueilli par le standard, à peine avais-je eu le temps de prononcer les mots « concours informatique » que j’étais transféré auprès de la cellule d’assistance technique. Plus récemment, alors qu’un premier mai, nous discutions entre manifestants de nos métiers respecitfs, j’ai mentionné que j’étais agrégé de mathématiques, « option informatique », comme j’ajoute à chaque fois. Et mon camarade de répondre : « ah oui, [math] appliquées, alors ». Et ma main dans ta figure, elle va être appliquée, aussi ? Le mot « informatique » a en effet été galvaudé, à tel point que des étudiants en informatique cherchent à prévenir toute confusion en écrivant sur leurs vêtements que « Non, [ils] ne réparer[ont] pas votre ordinateur ».[ref]À moitié au second degré, mais à moitié seulement.[/ref] La bataille de l’informatique serait perdue, ce mot aurait échoué, et il faudrait recourir à un autre terme. Dangers d’un tel remplacement D’abord, cette expression est malheureuse car l’informatique, depuis les premiers compilateurs jusqu’aux langages récents, consiste précisément à abstraire le fait que l’information est codée par des nombres : elle est bien plus proche « du linguistique » que « du numérique ». Surtout, le mot « numérique » est déjà galvaudé lui-même : votre montre n’a pas d’aiguilles mais un afficheur ? c’est numérique ! vous avez pu restaurer vous-même une vieille photo de votre grand-mère ? eh oui mamie, avec le numérique maintenant, on peut faire plein de choses ! d’ailleurs les appareils photos sont numériques ! on demande aux professeurs de ne plus enseigner ni le grec, ni le latin, ni le cercle, ni le triangle, mais de faire le mariole devant un équipement hors de prix ? on fait entrer l’école dans l’ère du numérique ! car c’est bien de cela qu’il s’agit fréquemment, et non d’enseigner les concepts fondamentaux de l’algorithmique par exemple. Le mot « numérique » est tout autant galvaudé que le mot « informatique », mais parce que lui n’a jamais eu de signification précise, il ne peut offrir aucune résistance : il est un véhicule par lequel on peut faire passer n’importe quoi. Plus précisément, le substantif « numérique » n’a aucun sens : il ne réfère rien. Or, référer, c’est précisément ce qu’on attend d’un substantif, et « le numérique » n’y parvient pas. Ainsi, s’il y a un mot qui échoue, c’est bien celui-là. Et on ne peut pas prendre un truc qui n’a pas de sens, rajouter « sciences de » devant et espérer obtenir quelque chose de sérieux. Si les informaticiens ne sont pas assez puissants pour défendre l’acception originelle du terme « informatique », ils le seront encore moins pour empêcher que la locution « sciences du numérique » soit employée n’importe comment. C’est bien là le problème posé par l’emploi de cette locution : il risque d’aggraver le problème qu’il est censé résoudre et contribuer ainsi, en permettant des tours de passe-passe, à l’amoindrissement des contenus disciplinaires enseignés. Que faire ? La perception de l’informatique par le grand public est influencée par la façon dont elle est enseignée. Ainsi, l’enseignement de l’informatique, s’il doit se développer dans le secondaire, ne devrait pas systématiquement être donné d’une manière si différente des autres disciplines. Il est singulier que la spécialité ISN du baccalauréat ne soit pas sanctionnée par un examen terminal sur table mais par l’évaluation d’un projet en cours de formation. Lorsque des générations de bacheliers auront planché pendant 4 heures sur des dissertations d’informatique, on ne confondra plus cette science avec l’entretien des ordinateurs. Plus généralement, défendre le mot « informatique » et sa signification. Cela passe par le fait de l’employer sans le noyer dans cette mélasse à la mode : si nous, les acteurs, les organismes et institutions scientifiques reconnus rendons visible le fait que l’informatique, c’est ce que nous faisons et pas le vendeur en bas de la rue — dont l’activité est tout à fait utile mais ne relève aucunement de la science et donc pas de l’informatique —, nous contribuerons à la reconquête de ce mot.
Tu fais un parallèle avec la terminologie anglo-saxonne « information technology » (IT), j’en apporte un autre : les terme « numerical science » et « computational science » aux Etats-Unis, que l’on pourrait traduire par « sciences numériques » (sans le « du », c’est d’ailleurs la page wikipédia sur laquelle on tombe si l’on cherche « computational science » puis que l’on passe wikipédia en français), font référence à un domaine de recherche investi par les physiciens, biologistes et chimistes qui font usage de simulations numériques et de calculs haute performance pour élaborer et valider des modèles physiques. On est donc très loin de l’informatique en tant que science de l’information.